Deux pieds décollés : Franck, c'est notre deuxième entretien. Lors du premier, t'avais assuré. Là, nous venons de suivre la conférence de presse de la ministre des Sports. As-tu, pour commencer, quelque chose à dire à Laurent Blanc ?
Franck Ribéry : J’vous soutiens, coach. On est tous avec vous. La famille.
Dpd : Tu sais, toi-même, ce que signifie être la cible des médias.
FR : Toi-même tu sais. C'est net, l'acharnement j'ai connu ça. La misère.
Dpd : Le racisme ne concerne pas que les « couleurs » ou les origines. Il y a aussi des discriminations à l’égard des personnes originaires de banlieue. As-tu déjà eu des problèmes à cause du milieu où tu as grandi ?
FR : T’as trop raison, la couleur c’est pas le vrai problème. Le problème c’est même pas les binationels. C’est la banlieue, le véritable ennemi. Les cités, et tout ce qui va avec dans la tronche des gens : niveau de langage du fin fond de la classe, le mal à l'aise devant les caméras, ou encore être musulman. Franchement les rumeurs qui disaient que Yohann et moi on se serait fait un tête dans un avion, en Afrique, c’est purement pour foutre la merde. Du pur mytho.
Dpd : Penses-tu que certains essaient de dresser face à face deux France, à savoir celle des quartiers d'un côté, et d'un autre la France bien élevée, qu’incarne Yohann, qui parle bien, qui est beau et gentil ? Et dans l’équipe de France elle-même, le clivage n’existe-t-il pas ?
FR : Le clivage existe dans les médias. Je ne te l’ai jamais dit, mais j’avais beaucoup aimé l’article que tu avais posté puis publié sur Rue89 : tu y dénonçais très justement la « fameuse » une de l’équipe avec l’insulte d’Anelka. Cela dit, tu n’étais pas allé assez loin : au-delà du choix de mettre cette phrase (réécrite) en une, le plus violent restait la mise en scène sur l’image de la une : le photomontage réinventait un face à face entre le Noir, agressif, et le Blanc, insulté. La presse people la plus médiocre ne se permet pas de tels montages. En équipe de France, on rigole bien. Tous ensemble. En Afrique du Sud, on s’entendait peut-être mieux que France 98.
Dpd : Le sport aide les jeunes de banlieue à s’en sortir. L’histoire des quotas ne sera-t-elle pas traumatisante ?
FR : Beaucoup ont envie de réussir grâce au sport, mais peu y arrivent. A partir de là, il est insupportable qu’on insiste autant sur les vertus du sport pour sortir des banlieues. Une écrasante majorité de jeunes ne trouvera pas un métier grâce au sport. Les terrains de foot ou de basket ont des vertus autres que d’être un tremplin vers un avenir professionnel, il faut arrêter avec ce fantasme de s’en sortir grâce au sport.
Dpd : Il faudrait plutôt parler de l’école ?
FR : Ce serait déjà mieux. Mais peut-être qu’on pourrait, même, arrêter de parler de « s’en sortir ».
Dpd : Comment ça ? On devrait pas aider les jeunes de banlieue à s’en sortir ? Ils habitent dans des cages à poule, t’as vu. La France elle est ingrate, elle a jeté les Arabes et les Noirs dans des égoûts.
FR : On ne peut pas présenter les choses comme ça. J’ai beau ne pas avoir grandi dans un contexte idyllique, il y a des choses que je sais. Les grands ensembles, comme chez mes parents, furent une réponse à une crise du logement ; même Wikipedia essaie de nous rappeler qu’il s’agissait de « caser » des « immigrés », venus servir la maçonnerie française, mais le problème était plus global que cela. Le baby-boum, le retour des pieds-noirs, les immigrés effectivement : la crise était une crise du logement en général, et certainement pas une crise de l’immigration en particulier. Ces grands ensembles ont permis un large accès au confort moderne (eau courante chaude et froide, chauffage central, équipements sanitaires, ascenseur...). Et d’ailleurs, ce ne sont pas tellement les immigrés qui ont d’abord bénéficié des grands ensembles : souvent en France sans leur famille, ils demeuraient plutôt, dans les années 60, dans des logements marginaux. Une loi, en 70, a interdit les bidonvilles, mais sans trop se demander où reloger les populations. Celles-ci, accentuées par le regroupement familial, se sont alors retournées vers les grands ensembles. Et cela se trouve en banlieue, parce que c’est en banlieue qu’il y avait de la place. Il y a un Que-sais-je ? bien fichu, sur toutes ces questions.
Dpd : Mais alors on n’a pas enfermé des gens le plus loin possible des villes ?
FR : A Paris, en 2011, il y a encore des gens qui ont les toilettes sur le palier, voire la douche. Imagine en 1940 ! Avant la guerre, environ 2% des logements réunissaient les trois caractéristiques du confort moderne (salle d’eau, WC intérieur, chauffage central). Voici la situation après la guerre : sur 14,5 millions de logements, la moitié n'a pas l'eau courante, les 3/4 n'ont pas de WC, 90% pas de salle de bain. On dénombre 350 000 taudis et 3 millions de logements surpeuplés. On a besoin de 3 millions de logements supplémentaires. Les barres, c’était une réponse qui voulait être bonne.
Dpd : Donc les banlieues c’est bien ?
FR : Non. Je dis qu’on ne doit pas accuser les pouvoirs publics n’importe comment. C’est facile de cracher sur la France, qui ne ferait, soi-disant, rien pour les immigrés qu’elle enferme dans les banlieues, et à qui elle fermerait maintenant les portes de l’équipe de France. La France a construit des logements et des écoles. Mais elle n’a pas anticipé – et c’est presque invraisemblable – ce que deviendraient ces quartiers isolés, tellement pensés pour être autonomes qu’ils sont devenus cloisonnés. Il faut désenclaver les banlieues. Ce ne sont pas les écoles, les théâtres ou les commissariats qui manquent en banlieue, ce sont les cordonniers, les boulangers, les bouchers, les boutiques de fringues étranges devant lesquelles tu passes en te disant « tin mais qui va acheter des trucs ici ? » ; il manque des trottoirs, des commerces, il manque du passage. Tu ne croises pas, en partant au boulot, un mec qui lui arrive au boulot. Tu ne croises pas quelqu’un qui cherche sa route. Tu ne croises pas quelqu’un qui n’habite pas là. T’as des jardins pour les gosses, mais tu ne croises pas de baby-sitters. Le Corbusier, c’est le Domenech de l’architecture. Une solution qu’on pensait être bonne, en laquelle on a cru trop longtemps, et qui a gravement foutu la merde.
Dpd : En somme, il faudrait améliorer les conditions de vie en banlieue pour que ça se passe mieux en banlieue. Facile à dire, non ?
FR : Pas facile, surtout, de définir « améliorer ». Ma piste, c’est de regarder les villes. C’est faire que les banlieues deviennent villes. Aujourd’hui, on se focalise sur le sport, la culture, l’exemple de quelques uns qui réussissent. Mais à partir du moment où le but est de s’en sortir, on n’améliore pas l’endroit que l’on aide à fuir. Or les gens aiment où ils grandissent, malgré tout. Ils affirment leur appartenance à la banlieue.
Dpd : Tu penses que la question des quotas de joueurs binationaux va avoir des répercutions terribles chez les jeunes de banlieue ?
FR : Evidemment. La question des quotas, et son traitement médiatique. Le titre de Médiapart… (Il réfléchit) La ministre a raison de rappeler cette phrase de Laurent Blanc : « S'il n'y a - et je parle crûment - que des blacks dans les pôles et que ces blacks-là se sentent français et veulent jouer en équipe de France, cela me va très bien. » Parce que les journaux ont plus souvent cité celle-là : « Les Espagnols, ils m'ont dit : "Nous, on n'a pas de problème. Nous, des blacks, on n'en a pas. » De quels « problèmes » s’agit-il ? On suppose que Laurent Blanc cite les Espagnols pour parler de quoi ? Si l’angle de l’article où l’on cite cette phrase est de fustiger le racisme, tu ne mettras pas la même chose sous le mot « problème », que si l’angle de l’article est la question du budget investi pour des gens qui choisiront une autre nationalité.
Dpd : Et encore autre chose, si on parle du style de jeu à adopter.
FR : Bien entendu. Il peut y en avoir, des problèmes… Et chacun est porteur de ses ambiguïtés. Le contexte de la citation, c’est de savoir si on est obligé de se focaliser sur des mecs grands et costauds pour bâtir des équipes et un style de jeu. A cela se greffe le problème des assimilations entre « origine » et « caractéristiques physiques », à cela se greffe le problème des binationaux (le financement de la formation des internationaux pour d’autres pays), à cela se greffe la mention de la nécessité d’éduquer les jeunes en centre de formation, à cela se greffe la question de l’identité de l’équipe de France, et à cela se greffe, enfin, le problème du langage familier des discussions privées.
Dpd : Que des contextes crispés. C’est très compliqué !
FR : Ce que certains vont retenir sera simple : des mecs vont conserver l’idée de racisme et de rejet d’une catégorie de population. Sincèrement, la situation est grave. Son traitement médiatique a été grossier et imprudent : le point de départ a été donné par Médiapart sous l’angle du racisme ; c’est sous cet angle qu’il se perpétuera des années encore. Il y a déjà de grosses tensions dans le foot amateur, ça ne va pas s’arranger avec les blagues sur les quotas. Il va y avoir du ressentiment.
Dpd : Il n’y avait rien de douteux dans cette réunion ?
FR : Annoncer qu’il faut prendre des mesures sans que cela se sache, c’est pour le moins ambigu. Mais pour sa médiatisation, il fallait partir du contexte, des problèmes posés à la formation, et souligner les ambiguïtés ; là on est parti du scandale, et il a été trop tard pour réaffirmer le contexte. Médiapart était trop pressé de balancer – d’orchestrer – sa dénonciation d’un « réseau fasciste en France ».
(Il s’arrête et réfléchit.) Si seulement on était descendu de ce bus…
Dpd : Comment ça ?
FR : Je ne sais pas, j’ai l’impression que c’est lié. Sur le moment on ne pouvait pas penser aux répercussions, je te le promets. Avec la presse, c’était tendu… Avec la Fédé aussi… On représentait la France et avec la médiatisation de la grève, on est passés pour des traîtres de l’identité française en général. On a mis la question de l’identité au cœur de la question de la sélection. Tout le monde s’en foutait, que Platini ne chante pas le Marseillaise.
Dpd : C’est l’équipe de France 98 qui a mis la question de l’identité au cœur de la sélection.
FR : Non, pas l’équipe elle-même. Et je rappellerai en outre qu’on a parlé d’équipe Black-Blanc-Beurs, qu’après la victoire en finale - jamais avant. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus.
(Silence de Franck) Putain de bus de Knysna… La seule chose bien à nous, c’était le vestiaire, et… Vas-y, Deux Pédés collés (rires de Franck), assure, tu veux pas faire un article sur les vestiaires de foot ? Ce serait trop michto.
Dpd : Si, c’est prévu. Le mot de la fin Francky ?
FR : Ce sale bâtard de Domenech, il a fait de l’équipe de France une ennemie pour la France. On paye ses dettes.